Interview
Interview by Laurence d'Ist for the exhibition "Signes Sensibles"
Depuis
plusieurs décennies Patricia Erbelding enrichit le courant de l’abstraction
contemporaine d’un onirisme proche d’une écriture originelle. Il lui arrive
d’intégrer la photographie, la gravure et la sculpture à son travail de
peintre. Elle affectionne les formats à sa taille, pour être au centre de la
peinture, au plus proche des grands espaces, des déserts. Au-dessus du vide,
elle contrôle l’harmonie, la lumière, son souffle et les respirations du
papier. L’abstraction sollicite davantage le geste, la trace, et cette
disposition tant physique que mentale la porte vers les signes immémoriaux.
Intuitivement elle s’y intéresse par les livres, puis les découvre lors d’un
voyage aux Etats-Unis au début des années 2000. Dès lors, à travers ce
vocabulaire personnel, elle explore la « capsule temporelle » que lui
inspire les grottes et autres témoignages préhistoriques (géoglyphes,
pétroglyphes).
Elle
cultive ce lien imaginaire en employant l’oxyde de fer, l’eau et la cire, des
papiers de couleurs et récemment des encres. Les matériaux sont porteurs de
sens. Elle recrée sur la toile l’alchimie des éléments quand la rouille brûle
le support puis que la cire le protège, ou quand l’eau dilue l’encre comme elle
emporte les sédiments, ou bien encore quand la composition de ses toiles joue
des contrastes comme le soleil sur les reliefs du paysage. La mémoire s’épanouit
dans les compositions contrôlées de Patricia Erbelding, où la dimension
sensible et sensuelle de l’espace et du temps s’appréhende différemment.
Vous peignez de
grands espaces, un monde minéral où la lumière domine mais sans représentation
humaine ?
Mon
approche est abstraite dans le sens où je me trouve absorbée par des questions
d’ordre topographique. Je travaille au sol. Je tourne autour de la toile en
veillant à la sédimentation des couleurs, au déplacement de l’encre sur la
toile, à la direction, à la structure, à la densité, à l’ombre et la lumière, à
ce qui fait obstacle. Même si dans ces moments-là, j’ai davantage l’impression
de creuser que de recouvrir, je pratique une sorte de navigation dans un espace
ouvert plus proche des géoglyphes que des grottes.
Lors du voyage au sud
des Etats-Unis, vous allez en Arizona Nouveau-Mexique découvrir les
pétroglyphes des indiens natifs.
Je
ne les connaissais alors que par les livres… Dans ces grottes à ciel ouvert,
les signes s’adressent au cosmos. Ils ne sont pas très élaborés, mais ils ne
sont pas hasardeux, ils sont toujours placés à des endroits précis et ils ont
l’air de signifier. Mais surtout ils traversent le temps, ce qui me donne le
vertige. Ils me font rêver, ils me stimulent.
C’est pourtant à
partir de la structure géométrique des feuilles de papier collées ensemble que
vous approchez un vocabulaire de signes proche de l’origine, dans les grandes
peintures du début des années 1990 ?
On
sort difficilement du carré, de la croix et du cercle qu’on retrouve par
ailleurs dans la nature… En tout cas, une fois achevé, je réalise que le rendu
évoque la peau de l’animal et la roche. De fait, je pense aux cavernes
préhistoriques sans en parler. Puis, un jour, on évoque les blasons devant mes
peintures. Ceux de Lascaux que je ne connaissais pas ! il s’agit des
formes géométriques et rectangulaires mises côtes à côtes de manière structurée
et dans des teintes ocre, comme mes peintures !
Pour vous, la grotte
possède une dimension moderne où aucun dogme ne semble exister entre abstrait
et figuratif.
Si
j’identifie trop, ma lecture s’en trouve réduite, tandis que l’abstraction me
semble être un langage universel. Quand je peins, je ne m’interdits pas la
venue d’une image, d’un animal ou d’un arbre. La toile est un espace de
réceptivité. Comme sur les parois, où les animaux ont l’air de flotter dans
l’espace, inoffensifs, comme protégés dans un endroit sûr, un peu comme l’arche
de Noé.
Souvent, les mots
sont vains pour décrire la création. Ne pensez-vous pas que ce sont les
silences qui détourent plus facilement le mystère de ces moments ?
La
création est un mirage qu’on essaie d’approcher, de toucher, de ressentir, sans
obtenir de réponse. Quand je peins, j’essaie de lâcher prise, d’être une
antenne reliée entre le ciel et la terre. Le vide est primordial en peinture
pour faire exister cette part de mystère. C’est le blanc qui procure la vie
pour qu’une peinture soit habitée.
Et le juste milieu passe
par le langage de la main selon vous ?
Elle
est le canal par lequel ressurgit la nourriture visuelle et sensorielle. Selon
moi, elle possède une vraie autonomie. Elle atteint des domaines qui ne passent
pas par la pensée. L’émotion, la mémoire, le ressenti sont véhiculés par la
main. La main permet un langage commun, plus universel que le langage parlé qui
nécessite d’avoir les mêmes codes. Selon moi, les empreintes de mains seraient
davantage des autoportraits puisque spontanément il n’y a pas de représentation
humaine chez les premiers hommes et femmes, tandis qu’ils n’ont aucun problème
avec l’abstraction et les signes élaborés.
Dans vos peintures,
vous conciliez la volonté d’inscrire la trace en profondeur tout en laissant
les éléments se transformer librement.
C’est
passionnant d’être le témoin de la création dans la patience de la
transformation du fer et de l’eau sous la directive de la main. On pense au
chamanisme forcément, mais ce serait plutôt de l’ordre de la communication.
Après tout, on s’adresse aux autres quand on peint.
Dès le départ vous
êtes réceptive à la démarche du plasticien et performeur allemand Joseph Beuys
parce qu’il donne un sens particulier aux matériaux.
J’apprécie
la fluidité symbolique entre l’outil et son utilisation. Comme la flûte taillée
dans l’os de l’oiseau dont elle imitera son chant. Ou quand le charbon noir
pour dessiner provient de l’animal qui est représenté. Cette dimension magique
me fascine parce que dès le commencement, la création s’enrichit de sens pour
décupler les sensations de l’image.
Comment
expliquez-vous que la peinture fasse appel aux sens ?
La
création est un dépassement, une préoccupation accaparante, entière. Et l’art
pariétal en est la preuve. Déjà, le rapport à l’ouïe est frappant dans les
cavités ; les grottes choisies ont des qualités de résonance
surprenante. Mais aussi, la lumière stimule le regard, puisque la flamme crée
des ombres particulièrement expressives. Enfin, notre plus profonde mémoire est
olfactive. J’ai une affinité particulière pour l’oxyde de fer. Et la rouille
qui ronge vaut davantage qu’un critère technique. Tout comme la cire qui
enveloppe et qui soigne. Leur action se double d’une odeur très significative.
C’est une véritable machine à remonter le temps jusqu’à l’enfance, à cet état
neuf et réceptif.
Vous avez un rapport
particulier au temps.
C’est
le pouvoir de la peinture. Quand je vois un Vélasquez, sa peinture m’amène
jusqu’à lui, à la vibration, où je le vois, vivant. J’ai ce même sentiment
devant les peintures pariétales, alors forcément je voyage dans le temps.
Votre abstraction se
lie comme la métaphore de la constance humaine à vouloir conserver pour ne pas
disparaître.
J’apprécie
l’histoire de Pline l’ancien, selon lequel la peinture serait née pour
conserver. Il raconte qu’une jeune femme aurait dessiné sur le mur les contours
du visage éclairé de l’être aimé pour retenir sa disparition puisqu’il partait combattre.
De cette manière, la lumière révèle son image et l’ombre serait l’œuvre de
l’absence.
Car l’Homme sait
facilement accélérer sa disparition…
Je
ressens l’histoire par bribes, un choc va intuitivement ressurgir dans mes
peintures. L’humanité est scandée par la guerre. Le fer est un exemple
significatif. Il est découvert comme pigment, devient le médium d’images
sublimes qui nous parlent, mais rapidement il est transformé en arme !
Alors, comme l’être humain depuis les origines, je conçois la permanence de
notre évolution de manière très linéaire. On existe d’avancée en catastrophe,
de destruction en découverte. De fait, la grotte préhistorique m’apparaît
extraordinairement contemporaine, et le temps extrêmement lent !
Alors comme le
philosophe classique Platon, vous pensez que l’humanité n’est toujours pas
sortie de la grotte ?
Disons
qu’irrésistiblement nous retournons vers elle. Quand on voit nos difficultés à
comprendre l’art moderne et l’art contemporain, c’est à croire que nous aurions
perdu le sens de l’art tandis qu’au Paléolithique, ils se comprennent avec des
écarts de temps de 5000 ans entre deux signes gravés.
Et pourtant, un
courant profond traverse les époques récentes de l’art. Il semble que ce soit
les signes de la préhistoire qui entretiennent ce lien, pour quelle raison
selon vous ?
J’ai
le sentiment que nous sommes à un moment clé de notre histoire. Les découvertes
incroyables de la science nous conduisent à ne plus être les mêmes. Nous sommes
en train de nous transformer par la robotique et la génétique. D’ici quelques
décennies, nous ne serons plus tout à fait l’homo sapiens que nous connaissons.
Alors, est-ce la raison pour laquelle il existe un retour aux signes originels,
comme pour se souvenir des racines de notre humanité ? La fameuse capsule
temporelle que m’évoque la grotte et qui renferme notre histoire répond
intuitivement à ce changement profond.
Laurence
d’Ist, auteure et commissaire d’exposition.
Ce
texte figure dans le catalogue de l’exposition
Signes
Sensibles - Fascination contemporaine pour l’art pariétal,
qui
s’est tenue au Château du Val Fleury à Gif sur Yvette en 2018
avec
les artistes Claude Viallat, Michel Haas, Patricia Erbelding et Coskun.
copyright Philippe Bonan
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